En préparation : une biographie (au Seuil ) et un film (Arte / INA ) sur cette grande figure de l’écologie radicale des années 70
Je dois à Edgar Morin de m’avoir facilité l’entremise avec l’auteur de « La Société sans école ». C’était au printemps 1999, j’étais alors rédacteur en chef du Monde de l’Education. Ivan Illich accepte de me recevoir au Mexique dans sa demeure d’Ocotopec situé près de Cuernavaca à 70Km au sud-ouest de Mexico. L’entretien durera deux fois 3 heures entrecoupé d’une courte sieste, d’une rencontre impromptue partagée avec son ami Lee Hoinacki et d’une séance de narguilé destiné à épancher d’une dose d’opium la souffrance provoquée par son cancer de la parodide.
Cette rencontre aurait dû la veille être annulée. Un séisme de magnétude 6,7 venait en effet, sur 100km à la ronde de Mexico, de provoquer des inondations et de nombreux dommages matériels, mais les coupures téléphoniques en ont décidé autrement.
Faute de contre-ordre j’arrive donc au 112 Calla Dolorès où un Ivan Illich guilleret et badin me reçoit, fidèle à sa réputation d’accueillir ses hôtes avec courtoisie. Spontanément il me tend une serpillière pour l’aider à éponger sur sa terrasse un important dégât des eaux provoqué par le tremblement de terre. Je m’exécute, satisfait d’entamer mon entretien à la faveur d’un à côté improbable dont le mérite aura été, de suite, de nous amener à traiter d’un sujet incertain : la météo.
« 23 morts tout de même hier soir, 250 blessés graves ! maugrée-t-il. Les autorités locales disent qu’elles ne savaient rien de l’intensité du séisme. Comment est-ce encore possible ajoute-t-il que les ingénieurs météo du pays ne connaissaient rien de la gravité du danger ?
Je me souviens lui avoir rétorqué qu’ « il aurait sûrement mieux valu consulter les paysans du coin pour savoir ce que la nature était en train de nous concocter ». Il opine, s’arrête, et me répond droit dans les yeux « Les paysans je ne les vois plus : l’urbanisation de Cuernavaca les a chassés, alors on ne leur parle plus depuis longtemps ». Il ajoute « notre civilisation croit savoir ce qu’elle gagne avec les outils, météorologiques dans ce cas précis, mais elle ne sait pas ce qu’elle perd en dédaignant l’extraordinaire intelligence intuitive des hommes ».
Tout est dit ou presque. Nous avions, grâce à un chaos de circonstance, mis le doigt exactement là où le monde fabriquait en douce son malheur et ramené du coup notre sujet de conversation à l’essence même de la pensée de l’auteur de « La convivialité ».
Je revins sur les lieux exactement vingt plus tard recueillir pour les besoins de ce livre de quoi nourrir un récit, y chercher aussi l’indicible. J’y trouvais l’âme sœur d’Yvan, Valentine Booremans, 85 ans, exécutrice testamentaire de son œuvre, mais aussi à quelques enjambées de la Calla Dolorès ses fidèles compagnons l’architecte Jean Robert et le poète Javier Silicia. A Mexico les professeurs Emilio Cardenas et Humberto Beck ; à Paris Jean-Pierre Dupuy, Thierry Paquot, Sylvia Grunig-Iribaren et Etienne Verne, à Hambourg Ingrid Becker-Ross et Silja Samerski, des personnages hauts en couleur, aussi critiques qu’admiratifs, mais capable 17 ans après sa mort, de peigner au plus fin les traits extravagants de cet anticonformiste notoire.
Aucun d’entre eux ne semble sorti indemne de leur rencontre avec Illich, mais tous sont conscients qu’aujourd’hui plus qu’hier ses travaux tombe à pic. Comme si le moment était venu de rendre justice à ce redoutable visionnaire d’un autre temps.
Jean Michel Djian
« Un siècle dans leur tête », une histoire du XXème siècle racontée en 60 minutes par 8 centenaires sélectionnés sur toute la France pour leur expérience singulière, la qualité de leurs souvenirs et leurs regards sur l‘évolution du monde et de la société.
Un film réalisé par Jean-Michel Djian, montage Raphaël Péaud, Musique Patrick Morgantaler, voix de Jean-Pierre Darroussin.